Enquête - Les chiffres effarants de la prostitution au Sénégal

jeudi 18 novembre 2021 • 2675 lectures • 1 commentaires

Société 2 ans Taille

Enquête - Les chiffres effarants de la prostitution au Sénégal

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Centre de référence de la prostitution, l’Unité de suivi des professionnelles du sexe à l’Institut d’hygiène sociale de la Médina tient un fichier qui lui permet de prendre en charge correctement les travailleuses du sexe.

Le cebujen qu’Aminata* mange a l’air bien peu ragoutant. Un morceau de poisson, deux feuilles de chou, une brindille de carotte, qui baignent dans un riz inondé d’eau. Chaque cuillerée qu’elle pioche dans le contenant en aluminium, laisse dans son sillage un filet de liquide graisseux qui lui éclabousse les habits, les doigts et le menton. La vieille femme continue pourtant d’en avaler goulument, sans se soucier du spectacle qu’elle donne dans le hall d’attente du centre de santé polyclinique de la Médina. Aminata n’a pas le choix, ce sera peut-être son seul repas de la journée, le seul que lui assure quotidiennement le personnel de santé de l’unité de suivi des professionnelles du sexe. Cela fait plus de 50 ans qu’elle fréquente l’endroit. Au début, pour ses visites mensuelles en tant que travailleuse du sexe, ensuite comme pauvre hère à la recherche d’un peu de réconfort dans la cruauté qu’est devenu son monde. «Je suis tombée dans la prostitution à la suite des persécutions de ma famille», pleure-t-elle. Elle n’alignera plus deux mots sans que son visage ne soit noyé de larmes. Prostituée à la recherche d’une passe la journée, sans-domicile-fixe qui se fait racketter la nuit, Aminata, 70 ans, est devenue une statistique dans le milieu de la prostitution légale dans le département de Dakar. L’une des plus vieilles parmi les 4 000 professionnelles du sexe répertoriées dans le fichier de l’hôpital Polyclinique depuis la création de l’unité Infection sexuellement transmissible. 

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De janvier à novembre 2021, 231 nouvelles cartes sanitaires ont été délivrées
Posé sur l’avenue Malick Sy de Dakar et ouvert sur la rue, l’institut d’hygiène sociale ne prête pas vraiment à la discrétion. Un fait que corrige son architecture pensé de manière à éviter la stigmatisation pour les patients. Surtout pour ces patientes qui, derrière le bâtiment central, se cachent des curieux et sont soustraites à leur regard par la plaquette «Dermatologie » qui englobe tout le service : l’unité de dermatologie et l’unité de suivi des professionnelles du sexe, encore appelé centre Ist. Le premier centre érigé au Sénégal pour traiter la prostitution légale. «La législation exige que les prostituées s’inscrivent auprès de la clinique de vénérologie de leur localité et qu’elles obtiennent une carte de travail spéciale. Pour conserver leur statut légal, elles doivent se présenter chaque mois pour une visite simple et une visite complète par intermittence», révèle la professeure Fatoumata Ly, dermatologue et cheffe de service de l’unité. Une loi qui permet aux professionnels de la santé de disposer des statistiques sur la prostitution légale au Sénégal. En 20 ans de métier, le docteur Ly a vu passer toutes les catégories de professionnelles du sexe. Au total, le fichier a comptabilisé, depuis sa création, 4 652 travailleuses du sexe. Elles sont entre 900 et 1000 légalement actives dans le département de Dakar, c’est-à-dire qui sont fréquentes et régulières dans les visites médicales. Initialement la moyenne d’âge se trouvait entre 35 et 45 ans, mais les agents de l’institut ont observé une baisse de la demande depuis quelques années. De plus en plus de jeunes femmes entre 21 et 28 ans se présentent pour bénéficier de leur première visite. «Elles viennent presque en suppliant pour avoir le carnet», dit Maty*, une assistante sociale avec 10 ans de métier. Avec Yasmine* et Codou*, elles constituent la principale task force de la professeure Fatoumata Ly. Elles totalisent 30 ans de métier dans l’accueil, la consultation et l’assistanat des professionnelles du sexe. Alors elles savent reconnaître les prostituées qui viennent juste pour régulariser leur situation et s’éviter les rafles de la Brigade des mœurs de la police. Outre la volonté de sortir de la clandestinité, c’est le fait de bénéficier de soins mensuels à moindre coût qui les pousse à supplier pour avoir le carnet. La première raison de la prostitution légale est économique. Une jeune divorcée de 22 ans avec deux ans enfants à charge qui décide de se prostituer pour subvenir aux besoins de la famille. Une autre qui choisit d’entrer dans le milieu de façon ponctuelle pour assurer la prise en charge médicale d’un parent malade. Dans cette catégorie sociale, il existe pourtant celles qui sont simplement poussées par le besoin d’autonomie financière. La nuance est subtile et concerne pour la majorité des dames en quête d’une vie de luxe : appartement, voiture, voyages… Lors des entretiens préalables à l’octroi d’un carnet sanitaire, il est rare pour les professionnelles de santé d’entendre une patiente dire qu’elle fait ce métier par plaisir. «J’en ai vu qu’une seule avouer que c’était par plaisir et j’hésite encore à la croire», chuchote Codou, la plus jeune. De janvier à novembre 2021, 231 nouvelles cartes ont été délivrées par les services de l’hygiène sociale.  

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Sénégalaises, Nigérianes et Guinéennes, premières sur le marché de la prostitution


La législation sénégalaise qui «tolère» la prostitution, se préoccupe de régler trois questions principales au moyen de décrets et lois en vigueur depuis les années 60. Entre autres missions, elle veut contrôler les Ist et les Mst, et empêcher la prostitution des mineurs. A cet effet, l’âge légal d’inscription au fichier est à 21 ans et aucune révision n’a été faite malgré la baisse de la majorité à 18 ans. En clair, l’âge légal de la prostitution est toujours à 21 ans. Ce qui explique qu’une partie des travailleuses opèrent au moins 5 ans dans la clandestinité avant de régulariser leur situation. Lors de la première visite, elles doivent répondre à un formulaire avec une série de questions sur leur identité, adresse, âge, ancienneté, situation matrimoniale, nombre d’enfants, niveau d’études, petit ami, autres professions… Dans la grande majorité, elles remplissent de manière honnête les cases, sauf celle sur l’ancienneté. «Elles refusent mordicus de dire depuis combien de temps elles sont dans le métier. Elles vont toujours dire qu’elles viennent de commencer, mais la consultation médicale va prouver le contraire. Elles sont nombreuses à déclarer travailler auparavant comme commerçantes, coiffeuses, masseuses, serveuses dans un bar… », affirme Yasmine. Sans surprise, les Sénégalaises sont les plus nombreuses à se prostituer légalement à Dakar, elles partagent le podium avec les Nigérianes et les Guinéennes. Pour ces étrangères, les conditions d’accès à la carte sanitaire sont plus dures. En plus de l’âge requis, elles doivent présenter un passeport ou une carte consulaire. Elles constituent jusqu’à 30 % du fichier général et sont réputées très rigoureuses dans le respect des visites médicales. Dans le centre, on les soupçonne souvent d’avoir des proxénètes parce qu’elles viennent toujours accompagnées d’un homme lors des consultations médicales. Des soupçons qui resteront en l’état à cause de la loi de l’omerta dans le milieu et du fait surtout qu’une autre des conditions pour exercer légalement est de choisir librement et volontairement la prostitution. 


Même atteinte du Sida, une professionnelle du sexe continue à exercer


La prise en charge médicale des professionnelles du sexe se fait en plusieurs étapes au centre Polyclinique. Il y a d’abord les entretiens préalables où le personnel de santé s’assure de sa décision, avant de lui apprendre les "bons gestes". Ensuite la consultation proprement dite qui se passe dans la matinée. L’octroi du carnet sanitaire leur donne droit automatiquement au ticket à 1000 FCFA, suivi d’une visite médicale simple et d’une autre complète à alternance mensuelle. La différence entre les deux tient essentiellement à la pose du spéculum qui permet d’examiner la partie interne de la filière vaginale (vagin, col de l’utérus). Une santé intime impeccable donne automatiquement droit à un cachet valable pour un mois de travail. En cas de pertes ou de suspicions d’Ist ou Mst, des examens additionnels sont demandés. Ce qui ne prend pas plus d’une journée en général : le test salivaire par exemple dure 20 minutes. Mais, même si une maladie est détectée, le carnet n’est pas pour autant retiré. «On lui donne juste un délai pour faire des examens approfondis. Elle peut quand même continuer à travailler», dit Maty. Jusqu’en 1996, le retrait du carnet jusqu’à guérison totale était automatique en cas d’Ist, mais avec la disparition de certaines infections comme la gonococcie, la pratique a été abandonnée. Peu importe si le VIH est encore prévalent dans le milieu. Les médecins qui ont les mains liées, ont donc choisi l’accompagnement pour limiter les dégâts dans la population. «Aucune loi ne nous donne le droit de retirer le carnet à cause du Sida.  Notre seule action se limite à la sensibilisation. On les informe sur les possibles évolutions de la maladie. On les incite à avoir peur pour leur santé d’abord. On leur présente le préservatif comme seule protection contre une aggravation de leur cas. Et puis de toutes les façons, même si on retire le carnet pour cause de Sida, on ne peut pas leur retirer leur outil de travail. On ne fera que les inciter à rentrer dans la clandestinité», se désole Codou. En plus de la sensibilisation, elles reçoivent gratuitement chaque mois un paquet de 100 préservatifs. Pour les agents de santé, c’est d’abord un problème de santé public : les prostituées sont ce qu’on appelle une population passerelle en ce qui concerne la transmission du Sida. Elles sont au total 200 personnes dans le fichier général à avoir eu le VIH. Cette année, 4 à 5 cas ont été répertoriés. Des chiffres qui sont fortement en baisse, selon les agents sanitaires. 


Un minimum de 24 millions FCFA de coût annuel en soins de la prostitution


La législation n’est pas la seule à poser problème concernant le travail du sexe. Il y a aussi que l’État n’assume pas entièrement ses responsabilités dans la prise en charge sanitaire, selon la cheffe de service de l’unité IST. Si les travailleuses du sexe ont le privilège du ticket à 1000 FCFA, là où tout autre patient paie entre 3 000 et 6 000 FCFA, c’est parce que la consultation a été subventionnée. Dans un premier temps, par la coopération française qui a quitté le navire depuis 2005.  Le Conseil national de lutte contre le Sida (Cnls) a pris la relève un temps, sans pouvoir continuer à subventionner le matériel. Du coup, la consultation qui devait être gratuite est passée à 500, puis à 1000 FCFA et c’est l’hôpital qui tant bien que mal continue à offrir les soins. Ce qui fait un coût annuel de 24 millions de FCFA sur la base 1 000 professionnelles actives qui paient le ticket à 1000 FCFA, au lieu de 3000 FCFA minimum, pour une consultation dans la structure. Et encore, il arrive qu’elles n’aient pas le prix de la consultation et dans ce cas, c’est la cheffe de service et ses agents qui se relaient pour payer de leur propre poche. «L’État doit prendre ses responsabilités dans cette affaire», reproche docteur Fatoumata Ly
Depuis 2020, l’équipe de l’unité de suivi des professionnelles du sexe s’est mise à comptabiliser les cas d’agressions sexuelles. Il a fallu deux cas particulièrement sordides pour les inciter. En 2019, une travailleuse de 35 ans s’est présentée en plein jour dans un état pitoyable : victime d’un viol collectif, alors qu’elle avait négocié un tarif avec un seul homme. Elle avait été séquestrée, battue, violée et il a fallu des mois de soins à l’unité pour effacer les traces physiques de son agression. Auparavant, en 2011, une autre professionnelle avait été poussée du 4e étage par son client pour un problème d’argent. Soignée, elle n’a pas pu s’en sortir vivante. Des cas lourds en termes de prise en charge et pourtant sont de plus en plus fréquents. En 2020, l’unité a relevé 13 cas de viols avec violence et cette année, une dizaine. «Ces chiffres ne concernent que celles qui ont le courage de les déclarer», se désole Yasmine. En moyenne, les statistiques montrent un décès tous les deux mois. Ces deux dernières années, elles sont moins de 10 par an à être décédées, de violences, de maladies et parfois de suicide. Et contrairement aux idées reçues, on fait de vieux os dans le métier. S’il y a un âge pour commencer, il y en a pas pour quitter le métier. Dans le fichier, il y a des travailleuses de plus de 70 ans, comme Aminata qui a obtenu son premier carnet en 1974. Elles sont au nombre de 5, ont 51 ans de métier, et sont tellement ancrées dans le milieu que ça en devient une drogue pour elles. Il y a la demande pour ce type de travailleuses, des jeunes, des plus âgées, ceux pour qui c’est un fantasme. Si elle n’avait pas été aussi tannée par la vie, Aminata n’aurait pas fait son âge. Mais avec son apparence, elle passe presque pour la doyenne du département, alors qu’au centre polyclinique, on assure que la plus vieille a 75 ans. Dans le troisième âge, elles sont trois à avoir transmis le métier de grand-mère à petite-fille. Il y a un âge pour commencer, il n’y en a pas pour s’arrêter.

*Les noms ont été changés


AICHA FALL

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Publié par

Namory BARRY

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