Embargo : Mali-Sénégal : Les germes d’un drame économique

mercredi 12 janvier 2022 • 1690 lectures • 1 commentaires

Économie 2 ans Taille

Embargo : Mali-Sénégal : Les germes d’un drame économique

PUBLICITÉ

En représailles contre la junte militaire qui a décidé de se maintenir au pouvoir pour cinq ans, en lieu et place des six mois prévus, la Cedeao a mis sous embargo le Mali. Une décision jugée excessive et déjà très violente sur le moral des opérateurs économiques maliens établis au Sénégal. 

Il marche à pas lourds d’un soldat égaré. Et, quoique ternes, en cette matinée de mardi 11 janvier, ses yeux s'enflamment encore du feu de la colère et de l'indignation. Quand il ouvre la bouche, c’est un torrent d’insanités qui se déverse sur les autorités de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest, dont il ne peut comprendre la décision de placer le Mali sous embargo pour obliger la junte militaire au Pouvoir à Bamako à respecter les délais de la transition. Chérif est transitaire, un commissionnaire qui se charge de conclure les contrats de transports entre le Sénégal et le Mali et depuis dimanche 9 janvier, où il a été décidé à Accra de la fermeture de l'espace sous-régional au Mali et de la suspension des échanges commerciaux avec ce pays frère, exceptés les produits de première nécessité, Cherif a le sommeil perturbé, le moral en berne.
L’homme est dans tous ses états. Il bout de l’intérieur comme de l’extérieur. Perdu, face au triste spectacle qui s’offre à lui. Une file constituée d’une dizaine de camions vides au niveau du Môle 8, dans l’entrepôt du garage qui a totalement changé de visage. A l'intérieur du site, aucun client en vue, encore moins de conducteurs. Aucune activité n’est notée. Cherif rouspète, balance les bras et hurle son mal être. «Les États membres de la Cedeao ont été très sévères contre le Mali. Le pays peinait déjà à décoller économiquement et ils en rajoutent», crie-t-il, dépité. Impossible de lui soutirer d’autres propos. Chérif n’a que désolation à la bouche. Consternation et amertume. 

PUBLICITÉ


«J’ai perdu une dizaine de millions en deux jours»
Lassana, lui, a fait plus de 20 ans dans ce métier. Il a vu passer beaucoup de crises qui ont frappé de plein fouet son business, mais jamais, le transitaire, prostré dans sa douleur, n’a entreposé autant de ressentiments dans son cœur. Il confie, la voix consternée : «Actuellement, le travail est à l’arrêt. Il n’y a pas de mouvement ni au niveau du Port de Dakar, ni à l’intérieur des entrepôts, encore moins à la frontière. Tout le monde est sanctionné.» Une situation particulièrement difficile pour ce sexagénaire, de nationalité malienne, spécialisé dans le transit des marchandises tel que le riz, le sucre, l’huile et le fer. «C’est une période très difficile. Mes pertes pour ces deux jours sont estimées à une dizaine de millions car, au niveau du Port de Dakar, il y a des navires qui sont venus et n’ont pu débarquer, car le site est saturé. En plus au Mali, les commerçants ont demandé à leurs partenaires de ne plus charger les navires qui vont débarquer au Sénégal. Ils leur demandent maintenant d’aller en Guinée car, ce pays a décidé de ne pas suivre les sanctions contre le Mali. Ce qui veut dire que ce n’est pas demain la veille de la reprise de nos activités ici à Dakar», explique-t-il. «Nous les Maliens, ne sommes pas en asile à Dakar, Lassana. Nous sommes venus au Sénégal pour travailler et si ça ne marche pas au Sénégal, on ira voir dans un autre pays. Certes la situation est difficile pour nous, mais c’est tout le monde qui va en souffrir.» Principalement l’Etat du Sénégal. Car, d’après un post de l’économiste Ndongo Samba Sylla, «comme destination à l’exportation, le Mali, tout seul (474 milliards FCfa en 2020) est plus important pour le Sénégal que tous les pays de l’Union européenne réunis». 

PUBLICITÉ


« Plus de 80% des denrées alimentaires du Mali viennent du port de Dakar»
Originaire de la région de Mopti au Mali, Fassiry Traoré, transitaire depuis 2000, est dépassé par la situation. Trouvé sous l’arbre à palabre au Môle 8, autour d’une théière, en compagnie d’autres transitaires maliens, le père de famille noie son spleen dans l’oisiveté. « Je suis totalement désorienté. Tout est à l’arrêt. Rien ne rentre, rien ne sort», peste le transitaire, spécialisé dans le transit des produits tels que le fer, les denrées alimentaires et l’électroménager. «Les pertes sont nombreuses et incommensurables, ajoute-t-il. Avant la fermeture des frontières, j’ai reçu cinq millions pour faire le transit de cinq camions remplis de denrées alimentaires. Les véhicules sont au niveau des frontières. Et, je ne cesse de recevoir des appels de leur propriétaire», explique, triste, le sexagénaire. Il baisse la tête un moment, avant de  poursuivre. «Nous allons perdre beaucoup de clients. Les collaborateurs vont en Guinée ou en Mauritanie. Et ce sont les transitaires qui sont dans ces pays qui vont bénéficier de la situation». Fassiry en veut énormément aux Etats de la Cedeao et particulièrement au Sénégal. « Plus de 80% des denrées alimentaires du Mali viennent du port de Dakar. Le président Sall ne devait jamais accepter cette sanction contre le Mali. Je suis très déçu», lâche-t-il, désabusé.


«La pire chose qui pouvait arriver au Mali»
Au marché malien, niché au Champ de courses, près des Allées du Centenaire, l’ambiance est grouillante. L’endroit est rendu bruyant par les usagers et les klaxons des motos-Jarkarta. Dans ce haut lieu de commerce malien au cœur de Dakar, plusieurs ressortissants maliens tiennent des commerces. Dans leurs boutiques, l’embargo décidé par la Cedeao est sur toutes les lèvres. C’est le principal sujet de conversation. Seul dans sa boutique, Ismaïla est préoccupé par la situation au Mali. La tête plongée dans son Smartphone, le vendeur de Karité, âgé de 30 ans, scrute à la lettre les nouvelles de son pays via les réseaux sociaux et sites Web. Vêtu d’un jean bleu, assorti d’une chemise de la même couleur, il avoue sa crainte :  «Depuis l’annonce des mesures, je suis dans l’incompréhension. Le kilo de Karité est passé en quelques jours, de 2000 francs à 4000. Il y a un début de spéculation qui risque, à long terme, de rendre le Karité inaccessible. Je risque de ne plus trouver de clients.» Pris dans un excès de colère contre la Cedeao, il tente de dédouaner la junte au Pouvoir dans son pays. «Au Mali, tous les pouvoirs sont centralisés à Bamako. Et même si on organise des élections, comme le veut la Cedeao, elles se passeront uniquement dans la capitale. Cela n’a pas de sens. Cette décision n’avait pas sa raison d’être.» La voix tremblotante, nouée par l’amertume, le vendeur n’en revient pas. « Fermer les frontières est la pire chose qui pouvait arriver au Mali. Si cette décision persiste, nous aurons très mal. Car, je n’aurais plus rien à vendre et je mettrais sûrement la clé sous le paillasson». 


« Cette décision n’avait pas sa raison d’être »
Hormis l’aspect économique, Ouleye Diarra pointe du doigt la crise humanitaire que cette décision de la Cedeao pourrait provoquer. Originaire de la région administrative de Toumbouctou, cette vendeuse de tissus est dans la grisaille. Loin de sa famille, la mère de famille est sur le point de faire une crise d’angoisse. « Je suis vendeuse de tissus qui viennent essentiellement du Mali, et avec la fermeture des frontières, il est tout à fait clair que je n’aurais plus de quoi nourrir ma famille. C’est une situation particulièrement difficile pour moi, mais également pour mes proches », confesse-t-elle. A l’étroit dans sa large robe, un foulard négligemment posé sur la tête, Oulèye ne sait plus à quel saint se vouer.  « Toute ma famille est au Mali. Mon mari, mes enfants. Comment vais- je faire pour les retrouver avec cette situation ? Et le pire est que cette décision peut être pour une durée indéterminée. Donc, je serais éloignée de ma famille et de mes proches pendant tout ce temps. C’est très difficile à vivre», ajoute-t-elle, meurtrie.


FOUSSEYNOU SOUMANO, DIRECTEUR GENERAL DES ENTREPOTS MALIENS AU SENEGAL :«Des milliards de pertes…. »


«Nous condamnons fermement cette mesure qui, en toute objectivité, n’aide pas le Mali en cette période difficile. Cette sanction est illégale et illégitime, le Mali souffre déjà sur le plan sécuritaire et économique. Les Entrepôts maliens au Sénégal (E.Ma.Se) ont une mission de veille et de coordination des activités de transport et de transit, sur l’acheminement du fret malien à l’export comme à l’import. Actuellement l’activité est pratiquement à l’arrêt, et les conséquences économiques sont énormes. Et pas seulement pour le Mali, le Sénégal va aussi beaucoup perdre dans cette affaire. Sur le plan opérationnel, les activités sont à l’arrêt, mais on continue d’accompagner, d’informer, de coordonner et de faire tout ce qui est possible pour que nos opérateurs puissent être rassurés. D’un point de vue économique, les conséquences sont assez considérables. Pratiquement 70% de notre trafic passe par Dakar, donc il y a un gros impact économique et financier aussi bien pour le Mali que pour le Sénégal. Et dans l’espace Cedeao et Uemoa en général, tout le monde va ressentir les conséquences de ces mesures. Donc on peut dire que ce sont des milliards de pertes financières. Nous avons à peu près 1000 camions qui font l’aller-retour Dakar-Bamako. Mais face à cette mesure imposée, les transporteurs, Maliens comme Sénégalais, qui opèrent sur le corridor Dakar-Bamako, devront se résigner en attendant de voir l’évolution de la situation. Même si ce n’est jamais agréable de voir un père de famille qui peine à joindre les deux bouts. Mais le Mali est un Etat souverain, et nous avons des pays amis qui ne font pas partie de la Cedeao, tels que la Mauritanie et la Guinée qui est suspendue, donc nous avons le droit de scruter d’autres horizons si la situation perdure. On ne peut pas rester étranglés et étouffés par certaines mesures. L’Etat du Mali peut traiter avec n’importe quel pays qui souhaite aider le peuple malien.» 

ARRET DE TRAVAIL, PERTES FINANCIERES… : Les camionneurs maliens dans l’expectative 
 
De loin, on l’aperçoit devant un petit groupe, gesticulant avec agitation sur ses courtes jambes. Tee-shirt vert délavé tombant sur une sorte de pantacourt gris, Pero Coulibaly balaie d’un revers de main la sueur tombant de son crâne dégarni. Son exaspération est palpable, à l’évocation de la fermeture des frontières entre le Mali et le Sénégal. «On n’a pas d’avis sur ça, si ce n’est pas le Sénégal, ce sera ailleurs », tranche-t-il. Transporteur malien depuis une trentaine d’années, l’homme est un habitué du trajet Dakar-Bamako. Devant son camion, ventre bedonnant, Coulibaly estime que ses collègues et lui vont devoir trouver des alternatives pour contourner la mesure d’embargo de la Cedeao. «Si on ne peut pas entrer au Mali, il faudra qu’on trouve un autre endroit pour décharger nos marchandises, comme la Guinée par exemple, ou la Mauritanie, mais on ne va pas rester sans travailler», martèle-t-il. Le vieux routier fait savoir qu’il transporte diverses marchandises du Sénégal au Mali, comme du riz, de l’huile, du sucre, du carburant… Selon lui, les conséquences de cette décision seront certes durement vécues au Mali, mais les autres pays les ressentiront également. A l’entendre, c’est l’économie de la sous-région qui sera paralysée.
Au Parking des gros porteurs de Mbao, succursale des Entrepôts maliens au Sénégal (E.Ma.Se) les camionneurs maliens semblent avoir la gueule de bois. Difficile de leur tirer quelques mots. La chaleur d’étuve n’aidant pas, les rares chauffeurs trouvés sur place sont recroquevillés dans leur coin, répondant à peine aux interpellations. Une épaisse couche de poussière, combinée au sable latéritique sur les lieux, recouvre les véhicules d’ocre et alourdit l’atmosphère, rendant difficile la respiration. Dans les boutiques et gargotes sur place, les chaines de télévision et de radio maliennes sont à fond pour avoir des nouvelles du pays. La situation est en effet tendue, après l’annonce des autorités militaires maliennes de se maintenir au pouvoir pour une durée de 5 ans, contrairement à la transition de six mois promise, la Cedeao a mis le Mali sous embargo. Il a ainsi été décidé de la fermeture des frontières terrestres et aériennes entre les pays de la Cedeao et le Mali, la suspension de toutes les transactions commerciales, à l'exception des produits médicaux et de première nécessité, ainsi que le gel des avoirs du Mali dans les banques de la Cedeao. 
 
«Que la Cedeao et le Mali s’entendent, cette situation ne peut pas durer »
Une situation qui risque de porter un gros préjudice aux transporteurs qui font régulièrement le trajet Dakar-Bamako. Une navette que Moussa Traoré effectue depuis plus de vingt ans. Visiblement inquiet, il appelle à la négociation. «Que la Cedeao et le Mali s’entendent, cette situation ne peut pas durer», prévient-il. Chemise à manches courtes à carreaux entrouverte sur une poitrine décharnée, un jean qui a connu des jours meilleurs couvre ses longues jambes dégingandées. «Je transporte principalement du carburant, et je fais le trajet au minimum deux fois par mois, s’il y a un arrêt de travail, ça ne sera pas bon pour nous. Nous n’avons que ce travail et on ne peut pas rester sans rien faire, nous avons des familles à nourrir.» Ce chauffeur de camion déplore fortement l’état actuel des choses entre le Mali et le Sénégal qui, depuis longtemps, entretiennent de très bonnes relations. Dernièrement, le secrétaire général des acteurs portuaires du Sénégal, Mamadou Corsène Sarr, déclarait que près de 1 000 camions maliens de transport de marchandises entraient au Sénégal, soit 253 milliards de Fcfa par an dans l’économie du pays. Selon les données avancées par la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), les exportations sénégalaises représentaient fin 2019 environ 19% des importations totales maliennes, et au total, près de 4 millions de tonnes de denrées circulent annuellement entre les deux pays frontaliers grâce aux camions Maliens et Sénégalais. «Si la situation perdure, ce n’est pas seulement le Mali qui va en pâtir, avertit ce chauffeur, très remonté contre les autorités de la Cedeao. Ils n’ont qu’à maintenir les sanctions et on va voir, on verra bien si seuls les Maliens vont souffrir ! », éructe-t-il sans prendre la peine de se présenter. 


AICHA GOUDIABY, ADAMA DIENG

Cet article a été ouvert 1690 fois.

Publié par

Namory BARRY

admin

1 Commentaires

Je m'appelle

Téléchargez notre application sur iOS et Android

Contactez-nous !

Ndiaga Ndiaye

Directeur de publication

Service commercial