Emeutes déclenchées par l'affaire Adji Sarr-Sonko : Le poison d’avril du gouvernement

vendredi 9 avril 2021 • 1937 lectures • 2 commentaires

Politique 3 ans Taille

Emeutes déclenchées par l'affaire Adji Sarr-Sonko : Le poison d’avril du gouvernement

PUBLICITÉ

Pour «rétablir toute la vérité sur les violences qui ont causé plus d’une dizaine de morts lors des évènements des 6, 7 et 8 mars dernier», le gouvernement a décidé de la création d’une commission d’enquête. Une idée qui, pour le moment, ne semble convaincre que son initiateur, l’Etat.

A force d'être ressassé, le refrain était devenu lassant. Au plus profond de la crise socio-politique qui a secoué le pays avec l’affaire Sonko/Adji Sarr, l’Etat a presque supplié pour un retour au calme et à la sérénité. Lundi 8 mars au soir, le Président Macky Sall est sorti de son silence. Dans un discours au contour ferme, mais dont le chœur laisse subodorer une grande volonté d’apaisement en vue d’éviter «la logique de l’affrontement qui mène au pire», le chef de l’Etat a salué la mémoire des victimes tombées sur le champ des manifestations violentes, tout en promettant que les responsabilités seraient situées. Se prêtant au jeu, l’opposition est toutefois restée solide dans ses convictions, arc-boutée à ses principes, en réclamant justice, surtout pour les morts. Les organisations de défense des droits de l’homme se sont engouffrées dans la même brèche. Mais ce jeudi 8 avril, un mois après la sortie du Président, les choses ont pris une autre tournure. L’Etat, par la voix du ministre des Forces armées, Sidiki Kaba, a curieusement annoncé une commission d’enquête indépendante et impartiale pour rétablir toute la vérité sur les violences qui ont causé plus d’une dizaine de morts les 6, 7 et 8 mars dernier. Une commission, dit-il, qui sera ouverte à l’opposition et à la société civile. «Dans la dynamique de paix, d'apaisement. La vérité, pour que justice soit faite, est un élément qui conforte aussi l'Etat de Droit et notre volonté de vivre en commun», insiste Sidiki Kaba, face à la presse, flanqué des ministres Abdou Latif Coulibaly et Omar Guèye. Une annonce qui appelle plusieurs interrogations. Quelle est cette vérité si chère au gouvernement que cette commission devra rechercher ? Les résultats de la commission peuvent-ils être opposables à la justice ? Président de la Ligue sénégalaise des droits de l’homme (Lsdh), Assane Dioma Ndiaye n’en revient pas. Il ne comprend pas l’utilité de cette commission. Me Ndiaye se désole : «C’est une surprise. Généralement, ce genre de commission s’impose dans des pays qui sortent de graves crises ou le mécanisme judiciaire est paralysé et qu’il faille aller rapidement vers une sorte de réconciliation nationale, d’apaisement national. On les appelle des commissions de réconciliation ou des commissions vérité comme en Afrique du sud au sortir de l’aparthied ou dans d’autres pays qui ont été déchirés socialement avec des centaines ou milliers de morts. Or, ce qui s’est passé au Sénégal, c’est des soubresauts d’une démocratie qui n’a pu contenir une crise passagère en raison de beaucoup de frustrations. Ce genre de commission est plus administratif que judiciaire. C’est l’aveu de l’impuissance de la Justice à pouvoir prendre en charge le problème et ce serait une grave erreur et une mauvaise opportunité de ne pas saisir la voie judiciaire. Cette commission posera plus de problème qu’elle n’en résoudra.» D’un relent de poison d’avril, eu égard à l’effet de surprise qu’elle a provoqué chez beaucoup de Sénégélais, cette décision prise de manière unilatérale par l’Etat du Sénégal, accusé, à tort ou à raison, d’avoir provoqué ces scènes de violences inouïes qui ont causé plus d’une dizaine de morts, risque de se transformer en poison d’Avril pour le gouvernement.

PUBLICITÉ


«Cette commission désavoue la justice»
La preuve : l’argumentaire aux allures de plaidoirie de Me Assane Dioma Ndiaye est partagée par le président d’Amnesty international section Sénégal. Me Amadou Diallo est tout aussi désarçonné par la posture de l’Etat. «Cette commission désavoue la justice, avoue Me Diallo. C’est comme si le pouvoir exécutif veut s’accaparer des attributions qui légalement appartiennent au pouvoir judiciaire qui est le seul compétent pour rechercher, poursuivre et arrêter les délinquants et les criminels. Une commission pour rétablir la vérité, c’est des notions très vagues qui ne veulent pas dire grand-chose sur la réalité des faits. Ce dont on a besoin, c’est que justice soit rendue. Le Sénégal, dont on dit que les institutions fonctionnent normalement, n’a pas besoin, comme cela s’est fait par ailleurs en Afrique du sud, au Rwanda, de commission pour éviter la politique de bain de sang, pour réconcilier le peuple avec lui-même. Nous n’en sommes pas là. Sans être catégorique, je pense que c’est la première fois que j’entends parler d’une commission pour régler des questions d’ordre judiciaire, c’est pourquoi je suis surpris. On nous dit que les institutions fonctionnent, laissons-les faire correctement leur travail.» Le cœur plein de regrets, la tête pleine d’incompréhensions, Me Diallo poursuit : «Je ne comprends pas l’utilité de cette commission même si a priori, on peut lui prêter une bonne foi. Nous espérons qu’elle ne sera pas créée juste pour noyer le poisson. Dès lors qu’il y a des infractions qui ont été notées, plusieurs thèses ont été développées, la meilleure façon pour situer les responsabilités, c’est de demander au procureur de la République auprès de chaque tribunal de grande instance où il y a eu des cas de victimes de morts ou de blessés de s’autosaisir et de demander l’ouverture d’une information judiciaire pour que toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont participé à ces événements qui ont causé au moins la mort de douze personnes soient identifiés et poursuivis et lorsque leur culpabilité est avérée qu’ils soient sévèrement sanctionnés. Le fait de mettre en place cette commission ne peut pas rétablir la vérité parce que les victimes ont besoin de savoir, le peuple sénégalais également a besoin de savoir, maintenant il n’est pas dit que notre objectif est de simplement fustiger les forces de défense et de sécurité. Nous avons tous salué leur professionnalisme, mais ce n’est pas une raison pour empêcher à la justice de suivre son cours. Si les victimes, pour une raison ou pour une autre, ne décident pas de porter plainte ou d’engager une poursuite judiciaire, il appartient aujourd’hui, s’il est animé d’une bonne volonté de connaître la vérité et de situer les responsabilités, à l’Etat d’ouvrir des informations judiciaires pour que justice soit rendue aux victimes et que le peuple sénégalais soit édifié. Cette commission peut peut-être servir sur le plan politique, mais son utilité laisse à désirer.»

PUBLICITÉ


«L’idée qui sous-tend la création de cette commission est tellement partisane que cette commission est disqualifiée»
Le plus grave, selon Me Assane Dioma Ndiaye, c’est que la mise en place de la commission d’enquête porte un sacré coup à la crédibilité de la justice. «On ne peut pas régler cette affaire de cette manière. Ce que les victimes attendent, c’est pourquoi il en est ainsi. Pourquoi il y a eu ces morts, pourquoi les familles impactées ont subi ce préjudice, pourquoi des armes à feu ont été utilisées et dans quelles conditions elles ont été utilisées. Et éventuellement aller vers des réparations justes et équitables. Et cela, en l’état actuel de notre organisation sociale, seule la Justice est à même de répondre à cette question. Si on contourne la justice pour régler cela, c’est qu’on avoue, soit l’incapacité de la justice, soit la partialité de la justice. Dans un Etat de droit qui fonctionne, quand il y a des infractions ou des morts qui ne sont pas naturels, qui interviennent dans des contextes que nous avons connus, c’est la justice qui doit faire son travail. Quand le procureur a connaissance d’une infraction quelconque, avec des certificats de genre de mort, des vidéos et autres, il appartient à la justice de procéder aux enquêtes adéquates. Et la justice est supposée être impartiale, équidistante. Donc aujourd’hui, quand on nous dit qu’on va créer une commission indépendante et impartiale, c’est-à-dire qu’on met entre parenthèses la Justice. Pour nous, jusqu’à avis contraire, nous estimons que c’est la Justice qui doit faire son travail et les procureurs des différentes circonscriptions dans lesquelles il y a eu des atteintes à l’intégrité ou à la vie des citoyens sénégalais, doivent diligenter des enquêtes. Et s’il y a des bases raisonnables de poursuite, ces procureurs doivent, sans tarder,  instruire et asseoir des poursuites et qu’on sache ce qui s’est passé. Cela n’exclut pas qu’on aille vers un apaisement, une conciliation ou une réconciliation nationale. Mais on ne peut pas inverser les rôles et se substituer à la Justice.» Si Me Assane Dioma disqualifie d’ores et déjà la commission, c’est qu’il est d’avis que l’idée de sa création en elle-même pose problème. «Des initiatives qui procèdent de la seule volonté du gouvernement, ça me paraît être une démarche cavalière. L’idée ne relève pas d’un dialogue ou d’un consensus national, au demeurant, c’est simplement une partie qui se dit par ailleurs accusée et c’est ça le paradoxe. A entendre le doyen Sidiki Kaba, il essaie de jeter le tort ou l’origine sur une autre partie et il annonce la création d’une commission pour faire la lumière et il nous dit aussi que cette commission sera indépendante et impartiale. Déjà l’idée qui sous-tend la création de cette commission est tellement partisane que cette commission est disqualifiée.» 


«C’est une honte, indigne d’un Etat moderne et organisé»
La mise en place de cette commission n’a pas seulement irrité les défenseurs des droits de l’homme. Abdoul Mbaye, président de l'Alliance pour la citoyenneté et le travail (Act), ne comprend pas le procédé. «Leurs explications ressemblent davantage à un mémoire de défense qu’à une analyse lucide, intelligente et profonde de la crise vécue, regrette l’ancien Premier ministre. Ce que je trouve par contre incroyable et indigne d’un État moderne et organisé, est qu’il propose la mise en place d’une commission indépendante pour dire la vérité sur une affaire pendante près la justice. Cet État reconnaît ainsi de manière implicite que son système judiciaire manque de fiabilité puisque ne pouvant faire éclater la vérité. Chacun sait là où le bât blesse. La raison et le respect de l’institution mais aussi de la séparation des pouvoirs sont absents d’une telle proposition, alors que la correction reste possible par des décisions à faire prendre par le Conseil Supérieur de la Magistrature. Mais ils préfèrent sacrifier tout le système plutôt que de sanctionner ceux qui nuisent à sa réputation et à son bon fonctionnement. Une honte ! C’est à prendre comme proposition si cette indépendance peut être certaine. Par contre, c’est extrêmement grave ce qu’ils ont fait.» Et cela pourrait être lourd de… conséquences. A moins que l’Etat change de fusil d’épaule pour atteindre son objectif, à supposer que la vérité soit sa seule cible.


«La justice, indépendante et impartiale, rendra son verdict»
Le dossier Ousmane Sonko-Adji Sarr, qui est à l’origine de ces émeutes, a été aussi évoqué par le ministre Sidiki Kaba qui a rappelé le caractère privé de cette affaire. Il déclare : «Ces événements ont pu cacher la véritable affaire qui est cette plainte qui oppose deux Sénégalais qui sont d’égale dignité. On a voulu faire endosser l’entière responsabilité de ces faits au gouvernement. Or, avant de parler du point de chute, il faut parler du point de choc que sont cette plainte et ce refus de déférer devant la Justice, éléments déclencheurs de ces évènements». Me Sidiki Kaba impute la responsabilité de cette situation au leader de Pastef/Les Patriotes. Selon lui, le Sénégal a vécu ces secousses parce que le mis en cause avait dit qu’il s’agissait d’un complot politique et avait décidé de ne pas répondre à la justice. «Son appel à la résistance a mis dans la rue un certain nombre de manifestants», lâche Me Kaba. Avant d’ajouter : «Nous ne nous étendrons pas sur l’aspect judiciaire parce que la justice suit son cours. Et, la justice, en toute indépendance et impartialité, rendra son verdict, selon les éléments de preuves mis à sa disposition. Donc, laissons la justice continuer son travail et nous aurons la vérité le jour où elle rendra sa décision.» Le ministre est revenu sur le contexte dans lequel ces événements se sont déroulés. Il cite la crise sanitaire du fait de la pandémie du Coronavirus qui, selon lui, a impacté l’ensemble des systèmes économiques du monde, sans épargner le Sénégal qui avait quatre défis à relever : le défi sanitaire, le défi alimentaire, le défi économique et le défi sécuritaire.
Le gouvernement remet en cause les chiffres de Amnesty, suite aux événements. L’organisation a dénombré, dans un rapport rendu public, 13 morts et 590 blessés. Me Sidiki Kaba, qui parle d’excès, estime que ce rapport a été fait précipitamment. «Ce sont des violences policières qui sont à l’origine de tout ce qu’on a vu ensemble en voyant une catégorie de manifestants qui s’en prenaient à des biens privés, à des biens publics et même jusqu’aux feux de signalisation. Autant de faits et on dit que ce sont les forces de l’ordre. On ne peut pas soutenir que ce sont les forces de l’ordre qui sont à l’origine de ces violences», affirme-t-il. La production d’un rapport obéit à des règles, à une méthodologie. Il faut, selon lui, rencontrer toutes les personnes qui peuvent être impliquées et donner des lumières, sans se précipiter pour faire dans le sensationnel. «On n’a jamais demandé à l’Etat du Sénégal sa version. Donc, il y a un parti pris», soutient Me Kaba qui, sur les accusations de tortures, parle d’exagérations.
CODOU BADIANE, SOPHIE BARRO

Cet article a été ouvert 1937 fois.

Publié par

Namory BARRY

admin

2 Commentaires

Je m'appelle

Téléchargez notre application sur iOS et Android

Contactez-nous !

Ndiaga Ndiaye

Directeur de publication

Service commercial